La mort en cendres
Une révolution s’opère silencieusement sous nos yeux : pour leurs obsèques, 30 % des Français préfèrent la crémation à l’inhumation. Quand on leur demande la raison de leur choix, dans une grande majorité ils disent vouloir ne pas être à la charge de leurs enfants.
Si l’on regarde bien, choisir la crémation, c’est mourir deux fois : à la violence de la mort s’ajoute celle de la disparition du corps en cendres. Dans un monde où le corps est érigé en icône, voilà qui interroge. Comment comprendre : la même personne qui, de son vivant, voulait mordicus un corps parfait opte, à sa mort, pour une destruction radicale ? Damien Le Guay s’interroge : « J’ai tenté, explique-t-il, de comprendre les enjeux de la crémation, qui la dépassent, l’englobent, s’y trouvent logés sans que les partisans de la crémation s’en rendent souvent bien compte. » (p. 186). Depuis des temps immémoriaux la crémation est en vigueur dans d’autres civilisations, en Inde par exemple, mais les motifs y sont puissamment religieux alors qu’en Europe elle s’inscrit dans le cadre d’une incroyance tranquille, sinon revendiquée. Pour Damien Le Guay, la réduction du corps en cendres concrétise la vacuité symbolique et anthropologique de l’Occidental, consommateur désabusé et désenchanté, qui ne croit plus en grand-chose et a balancé par-dessus bord les espérances collectives auxquelles il était autrefois arrimé. Quand la politesse mortuaire s’évanouit, que l’on ne souhaite pas voir la mort venir contaminer le monde des vivants, alors il devient urgent de se poser des questions sur notre humanité. Il y a un au-delà de la mort auquel il convient de réfléchir. Le choix de la crémation en dit long du malaise contemporain, malaise que l’auteur résume ainsi : « Il faut considérer ce désir de cendres, ce souhait d’effacement, comme la conséquence ultime d’un échec de singularisation par ses seules qualités personnelles. » (p. 21) Autrement dit, l’anonymat et le conformisme à grande échelle inhérents aux sociétés contemporaines affectent l’idée que nous nous faisons de la mort. Anonymes ici-bas, réduits par le marché en consommateurs, en usagers et parfois en numéros, ayant rompu toute attache religieuse, nous choisissons, avec la crémation, un autre anonymat. La réduction en un petit tas de cendres nous fait passer dans l’oubli ; « il faut faire place nette, dégager, s’effacer, se restreindre » (p. 99). La révolution de la crémation peut avoir des conséquences incalculables. En réduisant le corps à quelques grammes de cendres, demandons-nous ce que devient l’humanité. Comme le disait Heiddeger : « Seul l’homme meurt. L’animal périt. » Le beau livre de Damien Le Guay a l’immense mérite de poser cette terrible question : En voulant tuer la mort, ne concourons-nous pas à la fin d’une certaine idée de l’humanité ?
Damien Le Guay, La mort en cendres, Le Cerf, 2012, 208 pages, 17 €