Le Nord c’est l’Est
Si vous aimez les espaces confinés, le bruit incessant, les foules compactes, l’invasion technologique, fuyez ce livre. Si, en revanche, les espaces vides vous fascinent, si vous êtes porté à la contemplation de la nature – véritable Jean-Henri Fabre des temps modernes !- et si vous préférez les températures du Septentrion aux canicules tropicales, n’hésitez pas car vous êtes en possession d’une petite pépite.
Ayant passé des années à sillonner l’Extrême-Orient russe et une grande partie de la Sibérie, Cédric Gras livre un carnet de voyages passionnant. D’abord un mot sur le titre, qui a de quoi surprendre. En effet, par un caprice de la géographie aisément explicable, plus le voyageur gagne l’Est de la Russie, plus il trouve des températures n’ayant rien à envier à celles de l’Extrême-Nord. Les coefficients de nordicité les plus élevés se trouvent tout au bout de la Sibérie, pas forcément dans les régions les plus au nord. En choisissant la région de la Kolyma comme lieu de détention des déportés du Goulag, le régime communiste ne s’était pas trompé. Comment faire pour s’évader d’un camp situé au milieu de nulle part, quand la température est de – 30 à – 40° C l’hiver et le bourg le plus proche – c’est-à-dire quelques baraques misérables – à 100 ou 200 kilomètres ? Les paysages et les villages visités par Cédric Gras n’ont pas changé, ni depuis la colonisation entreprise au temps des tsars ni durant l’époque maximale d’exploitation du Goulag. Rien, même pas la beauté de la nature, ne saurait retenir des populations éloignées de tout, vivant chichement, se battant huit mois sur douze contre les éléments. Les jeunes s’en vont sur le continent, c’est-à-dire en Russie occidentale, laissant là les vieux et ceux qui ne veulent plus rien avoir affaire avec la société. Cédric Gras raconte avec humanité l’existence misérable de populations désespérées (ravages de l’alcoolisme) et sans avenir. Fascinante Sibérie ! Des hommes perdus dans un vide géographique, les derniers résistants d’un monde qui tire sa révérence. Des hommes qui, hélas, n’ont rien à faire avec notre univers rationaliste et technicien, créateur d’un homme empiffré de divertissement et de consommation. Un magnifique récit. « Si c’est une île ici, c’est une île de bonté, protégée des vices de l’égoïsme contemporain par les immensités qui les contraignent à la solidarité ». (p. 53)
Cédric Gras, Le Nord c’est l’Est, Phébus, 2013, 214 pages, 18 €